LIBÉRATION - 11 MAI 2000

Investissement éthique : la leçon d'Imerys

Comment un syndicat américain a voulu faire pression sur les actionnaires du groupe français.

par Vittorio de Filippis

APRÈS LES ÉTATS-UNIS ET LA GRANDE-BRETAGNE, la France est gagnée par « l'investissement socialement responsable », un nouveau mode de pression sur la gestion des entreprises.

« L'investissement étique » n'est pas toujours le paradis que l'on imagine, les valeurs qu'il défend n'étant pas toujours universelles. Démonstration par l'exemple. La scène se passe mardi, dans la salle d'un grand restaurant parisien, lors de l'assemblée générale d'Imerys (ex-Imétal). Devant un parterre d'actionnaires, le président du directoire du groupe français, leader mondial dans la transformation des minéraux, commente les résultats 1999. Résultats en hausse, politique de croissance externe réussie… Les actionnaires sont rassurés sur l'avenir et la séance questions - réponses peut s'engager. Mais lorsque Jyrki Raina prend la parole, un malaise s'installe. Raina porte un costume de financier mais il est en fait représentant de syndicat américain ICEM (Fédération internationale de syndicats de travailleurs de la chimie, de l'énergie, des mines et des industries diverses). Il est venu parler au nom de sa fédération mais aussi au nom d'un fonds de pension américain, Walden Asset Management. Raina commence par s'excuser pour son accent américain, avant de poursuivre : « J'interviens au nom de Walden Asset Management, qui détient une partie de vos actions et qui fait de l'investissement éthique. Monsieur le président, pourquoi votre société s'est-elle engagée dans des pratiques antisyndicales aux États-Unis, alors qu'elle améliore ses relations avec les syndicats en Europe ? Ne pensez-vous pas que de telles pratiques sont condamnables sur le plan moral et qu'elles peuvent affecter la valeur boursière si une solution n'est pas trouvée rapidement » Neuf. Frémissement des actionnaires. Ne vivent-ils pas là un épisode de la petite révolution qui secoue le capitalisme français ? Après les États-Unis et la Grande-Bretagne, la France est gagnée par « l'investissement socialement responsable » ou « l'investissement éthique », un nouveau mode de pression sur la gestion des entreprises. Un métier neuf, où il est encore difficile de se prévaloir d'une longue expérience. L'investissement éthique, idée a priori séduisante, peut parfois montrer les limites. Ce fut le cas ce jour-là.

Au printemps 1999, Imerys (qui s'appelait encore Imétal) annonçait l'acquisition d'English China Clay PLC (ECC), une multinationale spécialisée dans la transformation des minéraux. ECC possède à Sylacauga, en Alabama, une usine de concassage de pierres, qui emploie 280 salariés non syndiqués. À 200 mètres de là, Imerys est, lui, propriétaire d'un autre site de production, Georgia Marble, 120 personnes y travaillent qui, elles, sont toutes syndiquées.

Conflit. Très logiquement, Imerys regroupe les deux usines. Seulement voilà, l'opération de regroupement tourne vite au conflit entre les représentants locaux du puissant syndicat PACE (Paper, Allied-Industrial, Chemical and Energy Workers Union) affilié à l'Icem et à la direction de la nouvelle entité. Imerys prétend alors que les deux installations constituent un unique site et que Pace ne représentante plus une majorité dans la nouvelle usine. La direction américaine, forte de cet argument, refuse alors de reconnaître le syndicat Pace. « En fait, Imerys s'en est pris au droit des travailleurs de se syndiquer. Cette multinationale française est allée jusqu'à s'offrir les services de briseurs de syndicats. La direction locale a tenu des réunions obligatoires pour les salariés où elle projetait des films antisyndicaux, proférant des menaces à l'égard de nos sympathisants et faisant preuve de favoritisme pour nos opposants », explique Joe Drexler, de Pace, venu des États-Unis pour défendre la cause de son syndicat. « Faux, rétorque Patrick Dubert, DRH d'Imerys. Nous n'avons jamais cherché à intimider les salariés aux États-Unis. Nous avons seulement cherché à instaurer un mode de représentation qui respecte le droit américain… Au risque de remettre en cause des pratiques locales pas toujours démocratiques. »

En clair, pour obtenir un nouveau mandat syndical, les responsables de Pace ont toujours souhaité que la direction reconnaisse le système très américain des autorization cards. Outre-Altlantique, il est en effet de coutume qu'un syndicat puisse devenir le seul et unique représentant du personnel pour peu qu'il obtienne une large majorité de signatures lors de la récolte des authorization cards. « Ces mœurs syndicales sont teintées d'une certaine pression, car les syndicats n'hésitent pas à faire du porte-à-porte chez les salariés pour obtenir des signatures. Pas vraiment démocratique », explique un salarié français d'Imerys qui commence à percevoir la complexité et les différences entre le syndicalisme à l'américaine et celui à l'européenne.

Anonymat. Mardi, avant l'assemblée, des investisseurs connaissaient déjà cette histoire. Sur le Web (www.imerys-workers.org), ils en ont découvert les détails. D'autres, notamment les analystes financiers, ne sont pas restés indifférents à l'intervention de Raina. Comme Jacques F. qui préfère conserver l'anonymat. « Les analystes surveillent de plus en plus le comportement social des entreprises, même si la question est encore un peut taboue dans notre profession. Mais dans le cas d'Imerys, on voit bien que la notion d'investissement éthique est à géométrie variable. Ce qu'un fonds comme Walden Management considère comme étant éthique aux États-Unis, c'est-à-dire la possibilité d'une représentation monosyndicale dans une entreprise et de surcroît sans élection, est en fait inconcevable ici. Alors où se trouve la bonne éthique des entreprises, ici en Europe ou aux États-Unis ? » Le débat n'est pas clos chez Imerys puisque les deux parties devraient se retrouver dans quelques jours.